Sharon de Bruxelles

De Jérusalem à Bruxelles, il n’y a qu’un pas.

De Jérusalem à Bruxelles, il n’y a qu’un pas.

Effi Weiss & Amir Borenstein sont deux artistes israéliens établis à Bruxelles. Dans leur film « Deux fois le même fleuve » tourné le long du fleuve Jourdain – lieu emblématique du tourisme israélien – ils mettent à nu les représentations de la société israélienne liées à la construction identitaire du pays. J’ai eu, à mon tour, envie de questionner leur rapport à l’identité et à la ville de Bruxelles, leur ville d’adoption.

Choix de ville, choix de vie.

Amir et Effi sont nés au début des années 70 en Israël. Amir vient de Haïfa et Effi de Ramat Gan, une ville proche de Tel-Aviv. Après leur rencontre à Bezalel, l’école des Beaux-Arts de Jérusalem, ils décident de former un duo artistique et de rester à Jérusalem. A l’époque, ils sont à contre-courant car la scène artistique se développe à Tel-Aviv réputée plus libre et festive par opposition à Jérusalem où le moindre caillou est lourdement chargé de sens et d’histoire « Tel-Aviv est la nouvelle ville, la ville israélienne par excellence créée dans le cadre du projet sioniste. Tel-Aviv, c’est une ville exclusivement juive même si y résident aussi des arabes. Jérusalem est une ville de 3000 ans ou cohabitent trois religions et plus… ». Leurs choix de ville correspondent à leurs choix de vie. En Israël, Jérusalem plutôt que Tel-Aviv. En Europe, Bruxelles plutôt que Paris, Berlin ou Amsterdam : « Il y avait un désir de chercher un endroit plus underground, un lieu qui n’est pas à priori un choix naturel. Et donc pas un centre comme Berlin, Amsterdam ou Paris. On n’était jamais venu à Bruxelles plus de deux heures avant de prendre la décision d’y habiter ! On a pris notre décision un peu à l’aveugle. On n’avait aucune idée de ce qu’était Bruxelles avant de venir… »


Des enfants de « sabras » un peu à l’étroit…

Effi et Amir sont nés dans une famille de vrais « sabras ». Sabra désigne les populations juives nées avant 1948 dans le territoire de la Palestine sous mandat britannique et leurs descendants dans la population israélienne. Par extension, cela désigne tous les Juifs nés sur la Terre d’Israël. Le mot dérive de l’hébreu tsabar (figue de barbarie), allusion à la douceur du fruit qui se cache derrière la plante piquante du désert, à l’image supposée des Israéliens de cette génération qui se voulaient si différents et si éloignés des juifs de la diaspora, qui se voulaient lavés de la «maladie juive» incarnée par l’exil. Et qui ont désiré à toute force créer en terre d’Israël, un Juif nouveau, souverain, fier et fort[1]. Les parents d’Effi et Amir sont nés en Israël, leurs grands-parents sont arrivés en Palestine dans les années trente, avant la création de l’Etat d’Israël[2]. La shoah et leurs racines européennes n’ont quasiment pas fait partie du récit familial : « Moi j’ai découvert sur le tard que les cinq frères de ma grand-mère ont péri dans le camp d’extermination de Sobibor le même jour. En tout cas, ça ne faisait pas partie de mon identité, ça ne faisait pas partie de l’histoire familiale. J’ai grandi dans une famille israélienne plutôt qu’européenne. Nos parents c’étaient des « sabras ». Mon grand-père ne voulait parler que l’hébreu, il ne voulait pas prononcer un seul mot de yiddish ». Leur exil volontaire vers l’Europe de leurs ancêtres résonne pour eux comme un retour aux sources même si, a priori, ce n’était pas leur unique motivation. Chacun d’eux, à sa manière, a eu besoin d’espace et de rencontre avec l’Autre. Effi étouffait dans une société ultra-conformiste où très peu de place est laissée à l’individualité et à l’expression d’une opinion divergente. Amir aimait par-dessus tout aller à la rencontre des autres cultures.

…séduits par la Zinneke attitude…

Ce qui les a attirés à Bruxelles, c’est justement l’inexistence d’une identité locale forte : « moi je trouve que c’est un grand avantage. Il faut juste défendre cette non-identité. Ce qui devient compliqué c’est quand on essaie d’inventer une identité qui n’existe pas c’est là ou ça devient dangereux. Des gens qui se revendiquent comme Zinneke, nous on trouve ça génial ». Il est vrai que les bruxellois se rêvent métissés à l’image du «zinneke », terme péjoratif à l’origine pour désigner les chatons sans race devenus trop envahissants à Bruxelles que les habitants noyaient dans la Senne. Le nom Senne se traduit par de Zenne en néerlandais standard, et Zinne en Bruxellois. Les Zinneke étaient donc à l’origine ces petits chats bâtards, sans race, destinés à être jetés dans la Senne. Par extension on appelle Zinneke tout animal ou même personne d’origines mélangées[3]. Les bruxellois se sont appropriés ce terme pour en faire une valeur positive intrinsèque de leur identité. La figure du Zinneke est à l’opposé de celle du sabra: « En Israël, le moule est tellement puissant qu’il fait table rase du passé et des diverses identités qui ont constitué le peuple juif ».

…mais perplexe vis-à-vis de la somnolence bruxelloise

Néanmoins, une chose étonne Effi. Elle s’interroge sur le peu de liens entre néerlandophones et francophones à Bruxelles et l’inexistence de lieux ou bruxellois, francophones et néerlandophones, se côtoient voire grandissent ensemble en partageant leurs cultures respectives. Elle qui vient d’un pays dans lequel, malgré le climat peu propice, des écoles judéo-arabes existent : «Comment est-ce possible qu’en Israël, il y a des écoles bilingues, là ou juifs et arabes sont considérés comme des ennemis, et qu’à Bruxelles ce soit chose impossible ? » questionne Effi. Comment expliquer qu’à Bruxelles, personne ne s’insurge contre cette impossibilité devenue au fil du temps et des conflits communautaires quasiment structurelle ? Effi et Amir pensent que le point faible de Bruxelles c’est sa somnolence qui rend les bruxellois inertes aux changements fussent-ils anti-démocratiques : « il y a un manque d’énergie qui rend les gens trop obéissants et ça fait peur car on sait où ça mène l’obéissance… ». En guise d’illustration, Effi fait référence au bouclage de la ville suite aux attentats de Paris en janvier 2016 où grâce à l’argument sécuritaire, le gouvernement pouvait faire accepter aux bruxellois tout et n’importe quoi sans que personne ne bronche sur le caractère non-démocratique des mesures envisagées pour lutter contre un ennemi commun et pour le moins abstrait : « le terrorisme ».

Yordims ? Sales sionistes ?

Les israéliens qui quittent leur pays sont souvent mal considérés par leurs ex-compatriotes. Ceux-ci les appellent les « Yordim ». Yordim est un terme péjoratif signifiant littéralement ceux qui descendent par opposition à ceux qui montent en Israël les Olim. Le phénomène des israéliens expatriés a tendance à être minimisé en Israël. Il est difficile de se faire une idée de l’ampleur et de l’évolution du phénomène tant les statistiques israéliennes ne permettent pas réellement de le mesurer. Mais quand on voit les efforts déployés par le gouvernement israélien pour étoffer sa démographie juive, il y a de quoi se poser des questions. Quand on demande à Effi et Amir s’ils se considèrent comme des expatriés, des exilés ou encore des yordims, on sent bien qu’ils se sentent à l’étroit dans ces cases. Quelque part s’ils sont venus au pays des zinneke, c’est pour se libérer des étiquettes. Mais on n’y échappe jamais complètement.
Critiqués là-bas par leurs ex-concitoyens, ici, ils doivent, comme d’autres immigrés, faire face à la sempiternelle question : d’où venez-vous ? Ils disent ne pas toujours se sentir à l’aise dans le climat actuel mais précisent-ils « c’est plus par peur d’être mis dans une case que par peur de l’antisémitisme ». En tant que juifs et israéliens, ils pourraient aussi bien être confrontés à de l’antisémitisme qu’à de l’anti-israélisme primaire. Ils n’ont jamais vécu personnellement de mauvaises expériences mais ils ont entendu des récits d’amis moins positifs: « j’ai des amis qui ont vécu des expériences pas très drôles, du coup j’ai toujours cette peur et j’essaie de ne pas vivre dans la peur. Alors je me dit : allez on est tous des êtres humains. Je ne suis pas responsable de mes origines. J’en suis ni fière ni honteuse. Elles font partie de moi mais elles ne me définissent pas »

[1] David GROSSMAN (1995), La fin du sabra mythique, article du 7 novembre 1995 dans Libération.
[2] Source : wikipédia
[3] Georges LEBOUC (2006), Dictionnaire de belgicismes, éditions Racine.

Mohamed de Jérusalem et Sharon de Bruxelles

Mohamed de Jérusalem et Sharon de Bruxelles

Lors de mon récent voyage en Israël, j’ai été rendre visite à Mohamed que j’avais déjà rencontré à Bruxelles. Mohamed est un résident palestinien natif de Jérusalem-Est. Il a vécu une dizaine d’années en Belgique où il a épousé une femme juive avec laquelle il a eu une fille. Quand un jour, après avoir divorcé, il décide de retourner dans sa ville natale, il apprend qu’il a perdu son permis de résidence. Comme si, le fait de devenir belge, signifiait de facto qu’il y avait renoncé. Il s’est donc retrouvé pendant des années sans permis de résidence ce qui équivaut à vivre comme un illégal (sans permis de travail, sans assurance, maladie etc.) dans sa ville natale. Suite à un combat tenace pendant des années, il a fini par obtenir gain de cause auprès du tribunal de Jérusalem qui a chargé le Ministère de l’Intérieur de rétablir son statut de résidence. Le cas de Mohamed est un exemple parmi d’autres du traitement réservé aux citoyens de seconde-zone que sont les palestiniens d’Israël.

Ce qui m’interpelle, c’est que j’ai vécu, une histoire similaire mais dans l’autre sens…

En janvier 2009, j’avais alors 35 ans, je décide de rendre visite à mes proches en Israël. C’est l’occasion de leur présenter mes deux fils et mon compagnon. Nous tombons alors en pleine guerre et le pays est sous tension. Arrivée à l’aéroport Ben Gurion, je montre mon passeport belge à la douane comme je l’ai toujours fait. Je suis née en Belgique. Bien qu’ayant passé de nombreuses périodes de vacances au sein de ma famille en Israël, je n’y ai jamais habité. Mon père est belge, ma mère, israélienne. Tous deux sont juifs. Ils habitent en Belgique. Mon père y est né et ma mère y a immigré, il y a 50 ans. La douanière me demande où est mon passeport israélien, je lui répond que je n’en ai jamais eu parce que je n’ai jamais fait mon “alyah” ni habité en Israël. Peu à peu, elle devient agressive comme si elle me soupçonnait de lui raconter des sornettes. Elle finit par me dire d’un ton menaçant que si je ne retire pas de passeport israélien auprès du Ministère de l’Intérieur, je ne serai pas autorisée à retourner en Belgique avec mes enfants. Au Ministère de lntérieur, on m’explique alors que je ne peux plus voyager avec mon passeport belge en Israël car pour eux, je suis israélienne. C’est la loi, me dit-on, pour tous les enfants de mère israélienne. Ils finissent par me donner un laissez-passer en me faisant promettre de régulariser la situation une fois arrivée en Belgique.

S’ensuit, pour moi, un dilemne et une réflexion autour de cette “nouvelle” identité.

Renoncer ou la garder ? Israël est le pays de ma mère, j’y ai beaucoup de famille et des liens affectifs puissants, c’est évident que je serai amenée à y retourner souvent. Mais que se passera-t-il si je renonce à cette nationalité qui me semble être un privilège injuste comparativement à des natifs qui ne possède souvent, eux, que des sous-statuts?
Et puis, qu’est-ce que cela implique pour mes enfants? Transmettrais-je, à mon tour, la nationalité israélienne à mes fils? Et dans leurs cas, seront-ils sollicités pour faire trois années d’armée, à leurs dix-huit ans? A l’ambassade, ils m’assurent que la transmission s’arrête à la deuxième génération et ne va pas au-delà. Je suis à moitié rassurée par des paroles (qui s’envolent) et ne trouve rien d’écrit sur ce sujet noir sur blanc (des experts dans la salle?).

Dans un même temps, l’identité israélienne est clairement une des facettes de mon identité, l’hébreu, par exemple, est ma langue maternelle (au même titre que le français). Comme beaucoup d’immigrés, ma mère m’a élevée dans la nostalgie de son pays, celui dans lequel elle a grandi. Oui, au fond de moi, je me sens aussi israélienne. Et cela, au même titre que des natifs belges d’origine italienne ou marocaine, possédant la double nationalité. Et la politique des gouvernements israéliens successifs, avec lesquels je suis en désaccord au moins depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin, n’y change absolument rien. Et puis, quelque part, si je deviens israélienne n’est-ce pas aussi une manière de faire grossir les rangs de la minorité de gauche israélienne?
C’est ainsi qu’en 2009, en pleine guerre “plomb durci”, ulcérée par l’indifférence de la société israélienne face au millier de morts à Gaza, je devins, dans un même temps, israélienne et plus déterminée que jamais à m’engager pour soutenir le combat de ceux qui militent pour plus de justice sur ce territoire.