Sharon de Bruxelles

Le “Etty Hillesum Youth Theater” à Jaffa. Un théâtre pour créer du lien

Le “Etty Hillesum Youth Theater” à Jaffa. Un théâtre pour créer du lien

La culture, le théâtre, comme outils de progrès et de mixité sociale pour populations défavorisées… Pas une mince affaire en Israël ! Voici l’expérience de Gal Hurvitz, une jeune metteure en scène israélienne.

Jaffa. Banlieue de Tel-Aviv? Ville pluriethnique? Mixte? Judéo-arabe? Palestinienne? Tenter de qualifier un territoire, c’est déjà prendre conscience des enjeux qui la sous-tendent. Cette ville qui a été un grand port régional à la fin de l’empire ottoman et sous mandat britannique est passée dans l’imaginaire collectif israélien en l’espace d’une vingtaine d’années, d’une portion de ville mal famée et délabrée – le « quartier arabe » de Tel-Aviv – à une ville branchée où “l’authenticité orientale” est encensée: restaurants de spécialités arabes ou méditerranéennes et autres bars à narguilés ou houmous y poussent comme des champignons. L’urbanisme néolibéral et la gentrification s’y sont fortement développés. Les prix de l’immobilier ont flambés. Les ménages à faibles revenus ont bien du mal à s’y loger et sont relégués dans des quartiers pauvres loin du centre névralgique de la ville. Les inégalités sociales étant intrinsèquement liées aux différences culturelles dans cette ethno-démocratie[1], des populations dites “défavorisées” issues de vagues d’immigrations successives y cohabitent: mizrahim (juifs orientaux), juifs d’Ethiopie, migrants non-juifs et palestiniens citoyens d’Israël.

C’est dans l’un de ses quartiers que j’ai rencontré Gal Hurvitz, une jeune metteur en scène israélienne. Quand on s’est rencontrées Gal craignait pour la pérennité de son projet naissant. Gal s’exprime très bien en français. Il faut dire qu’elle est allée à bonne école, elle a fait ses classes à Paris chez la metteur en scène Ariane Mnouchkine. Dès son retour en Israël, elle se demande comment adapter le Théâtre du Soleil au contexte israélien. Ce n’est pas une mince affaire quand on sait le peu d’argent alloué à la culture en Israël. Son objectif est de travailler avec des adolescents de quartiers défavorisés qui n’ont pas accès au théâtre: “J’ai voulu importer ce concept, que tout le monde apprenne la scénographie comme le jeu, le chant comme l’écriture théâtral et que tout le monde fasse tout à la fin. Mais je me suis dit que c’était trop facile de le faire pour des acteurs, j’ai voulu le faire avec des adolescents en difficulté, des ados qui n’ont pas de moyens et aucun autre moyen d’étudier la scénographie ni l’art ni le jeu sans nous parce qu’il viennent de quartiers défavorisés ou de familles détruites (enfants de prostituées, de parents alcooliques, orphelins,…).”

Grâce à sa détermination elle parvient à concrétiser son projet et obtient la mise à disposition par la municipalité d’un théâtre dans un quartier défavorisé de Jaffa. Le théâtre s’appellera « Etty Hillesum Youth Theater » du nom d’une jeune juive qui, à l’instar d’Anne Frank, a écrit sa vie pendant la guerre avant d’être déportée: “Quand j’ai développé le projet, j’ai lu un livre qui m’a beaucoup influencée et qui s’intitule “Etty Hillesum, une vie bouleversée” C’est une artiste, juive laïque qui a décrit sa vie à Amsterdam, raconté son cheminement spirituel et aidé les gens à travers l’art, l’écriture et l’amour de l’homme pendant les années atroces de la Shoah.”

L’objectif de Gal est d’offrir aux jeunes de Jaffa et du sud de Tel-Aviv, une formation culturelle de qualité et de créer des liens par la pratique du théâtre entre jeunes de toutes origines et confessions: “Le théâtre se trouve dans le quartier Daled de Jaffa au théâtre Ennis. Ce quartier est un espace social comprenant une grande variété de populations avec lesquelles il est fascinant de travailler et qui génère et rend propice une pratique du théâtre riche et unique. Le public du théâtre qui est multiculturel, provient de toutes les composantes de la société, mais surtout ce sont les résidents de Jaffa : des juifs, des arabes, des nouveaux immigrants de Russie et d’Éthiopie. Tout le monde collabore autour des thèmes qui relèvent du quotidien, ce qui crée une similarité ou au moins un questionnement autour de la vie, des conflits, des non dits…tout ce qui fait le théâtre quoi.»

En 2017, Gal parvient à faire venir Pascal Rambert, le metteur en scène français afin qu’il monte avec les élèves de l’école, le spectacle “Une (micro) histoire économique du monde, dansée“, créé en 2007 et qui a déjà été présenté dans de nombreux pays. A la question du boycott qui n’a pas manqué d’être posé au metteur en scène, il a répondu: “Je ne vais pas m’empêcher de collaborer avec Gal Hurvitz qui fait un travail unique, sublime et réel avec des jeunes, sous des prétextes de géopolitique[2]”.

A l’image de Pierre Dulaine dans le film Dancing in Jaffa qui réussit à faire danser ensemble des enfants juifs et palestiniens, la force de Gal c’est peut-être de croire qu’elle ne fait pas de politique: «on ne fait pas à proprement parler un travail politique mais déjà le fait qu’ils travaillent ensemble, c’est énorme”. Dans cette ville, plus qu’ailleurs, il est encore possible de créer des espaces communs et c’est déjà en soi un petit miracle car depuis la création du mur de séparation, les différentes populations qui composent la société israélienne ne se croisent quasiment plus. Ces initiatives, s’il est vrai qu’elles ne changent pas directement la donne politique permettent d’imaginer la possibilité d’un monde différent.

[1]Sur la notion d’ethno-démocratie, lire DIECKHOFF Alain (2005), Quelle citoyenneté dans une démocratie ethnique? Confluences Méditerranée, L’Harmattan.

[2]Voir l’article paru dans I24:https://www.i24news.tv/fr/actu/culture/132250-161210-pascal-rambert-a-tel-aviv-l-occasion-faire-une-chose-utile-a-travers-l-art

Dancing in Jaffa

Dancing in Jaffa

Le week-end dernier, j’ai (enfin!) vu Dancing in Jaffa de Hilla Medalia.

Le pitch: c’est l’histoire (vraie) d’un homme, Pierre Dulaine né à Jaffa en 1944. Après une carrière internationale de danse de salon accomplie à l’étranger, Pierre retourne à Jaffa pour réaliser son rêve : faire danser ensemble des enfants juifs et palestiniens pour rapprocher les communautés.

Le film contient peu de dialogue. Le contexte se suffit à lui-même. Danser avec un petit garçon ou petite fille d’une autre école signifie ici danser avec l’ennemi. La mission que s’est imposée Pierre Dulaine est délicate. Il doit convaincre et lutter contre les réticences des parents. Il doit aussi s’accrocher face aux réactions de ces enfants qui n’ont pas l’habitude de danser en couple et encore moins avec leur “voisin d’en face”. Le film est subtil. Il montre une réalité complexe. Les personnages (et leurs trajectoires) y tiennent la vedette. La danse est l’occasion de confronter deux êtres mais aussi deux univers culturels. Dulaine intègre dans son projet des enfants d’écoles de Jaffa: deux écoles juives, deux écoles arabo-palestiniennes et une école mixte avec des enfants juifs et palestiniens.

Jaffa est MA ville d’adoption en Israël. Elle était suffisamment proche de Rishon Letzion – ville de ma famille en Israël – pour que je puisse m’y aventurer seule. A la place d’aller à la plage avec mes cousines, je prenais le car depuis Rishon. Direction, “shouk hapishpoushim” (marché aux puces). J’y passais des heures. C’était la fin des années 80′, il y a plus ou moins vingt ans. Cette ville me fascinait. Il y régnait une atmosphère très particulière fort différente des villes nouvelles que je connaissais (Rishon Letsion, Batyam, Ashdod, Rehovot). On y entendait des muezzins, le port était très animé et on pouvait y déguster de délicieuses grillades de poissons fraîchement récoltés par les nombreux pêcheurs arabes. Jaffa était alors une ville arabe désertée par ceux parmi les juifs qui avaient les moyens de s’installer dans des villes plus “nouvelles” et mieux entretenues. Pour moi c’était attirant et dépaysant à la fois. Cette ville m’a certainement aidée à déconstruire ce qu’on m’avait appris depuis ma tendre enfance, cette fausse idée du sionisme résumée dans la maxime suivante: “un peuple sans terre pour une terre sans peuple“. Sans me le formuler aussi clairement à l’époque, je pris conscience qu’il y avait bien un autre peuple en Palestine. Jaffa en offrait un témoignage vivant et poignant.

Dans le film Dancing in Jaffa, quelques scènes permettent de saisir ce qu’est devenue la ville au fil du temps. C’est tout d’abord l’occasion pour Pierre Dulaine de retrouver la maison de son enfance, celle d’où il fut chassé à quatre ans avec ses parents en 1948, je ne vous raconte pas l’accueil que lui réserve le nouveau propriétaire des lieux, allez voir le film! Une autre scène du film met en images une manifestation de juifs israéliens (de droite) qui défilent dans les rues de Jaffa en scandant “Jaffa est juive, Jaffa est à nous“. Leur objectif est ni plus ni moins de judaïser la ville. D’autres villes mixtes en Israël comme Haïfa et Jérusalem subissent le même sort.

C’est sans complexe que ces changements sont décrits positivement par les promoteurs immobiliers qui encouragent à investir à Jaffa: “certains des habitants, juifs pour la plupart, ont bénéficié de politiques gouvernementales, comme un coup de pouce dans le développement immobilier visant à transformer l’image de la ville de ghetto en une banlieue culturellement relancée et branchée (…) Cette gentrification rapide de Jaffa n’est pas sans controverse. Environ un tiers des 60. 000 habitants de Jaffa sont arabes, et beaucoup d’entre eux estiment qu’ils sont écrasés, en quelque sorte, dans la nouvelle revitalisation”.

Et de fait, j’y suis retournée en avril dernier et j’ai été choquée de constater à quel point une ville peut être vidée de son essence. Jaffa ne ressemble plus du tout à la ville mixte que j’ai connu et tend de plus en plus à ressembler à Tel-Aviv. Le phénomène de gentrification/judaïsation qui est à l’oeuvre de manière insidieuse depuis un bon bout de temps à littéralement transformé le port, le marché, les rues bref la ville de Jaffa. Ainsi en négligeant ses rues, ses immeubles et ses plages, Jaffa était fin prête à recevoir “un coup de pouce des pouvoirs publiques” – une bonne revitalisation urbaine la vidant du même coup d’une bonne partie de ses habitants originels…