Chaque année, Pessah nous parle de libération. Mais que signifie être libre lorsque la mémoire blesse et que l’histoire semble se répéter ? À travers les mots de Chava Alberstein, une autre lecture du rituel se dessine : politique, intime, dérangeante — et profondément actuelle.
Pessah, la Pâque juive, approche. Chaque année, les familles juives se rassemblent autour du récit de la sortie d’Égypte. Le même texte, les mêmes symboles, les mêmes chants. Et pourtant, rien ne se rejoue à l’identique. Chaque génération, chaque époque, chaque conscience y trouve une lecture nouvelle.
Parmi les chants traditionnels de la soirée du Seder, Had Gadya détonne. Une comptine apparemment enfantine, où un chevreau est successivement dévoré, vengé, puis vengé encore, dans une chaîne de violence sans fin. Qui frappe, qui répond, qui détruit — jusqu’à ce que Dieu lui-même intervienne pour mettre fin à l’engrenage.
En 1989, la chanteuse israélienne Chava Alberstein reprend Had Gadya dans une version bouleversante. Elle s’interrompt à la fin de la chanson. Et elle se parle à elle-même :
« Pourquoi est-ce que je chante Had Gadya ? Ce n’est ni le printemps, ni Pessah. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que cette folie va s’arrêter ? »
« Et pourquoi donc tu chantes had gadia ?
Le printemps n’est pas venu et Pessah n’est pas arrivé.
Et qu’est-ce que qui a changé pour toi ? Qu’est-ce qui a changé ?
Moi, j’ai changé cette année.
Et toutes les nuits, toutes les nuits,
Je n’ai posé que quatre questions.
Cette nuit j’en ai une de plus,
Jusqu’à quand continuera ce cercle vicieux ?
Le chasseur est chassé, les coups sont rendus.
Quand est-ce que cette folie s’arrêtera ?
Et qu’est-ce que ce qui a changé pour toi ? Qu’est-ce qui a changé ?
Moi, j’ai changé cette année.
Puis vient la confession crue, presque amère :
Avant j’étais un mouton, un chevreau serein,
Aujourd’hui je suis un tigre et un loup prédateur.
J’étais une colombe, j’étais une gazelle,
Aujourd’hui je ne sais qui je suis.«
Derrière ces mots, se dessine un aveu lucide et dérangeant : celui d’un peuple blessé, qui, pour survivre, peut devenir à son tour ce qu’il redoutait. C’est cela, peut-être, que Chava Alberstein nous donne à entendre : une voix qui ne se dresse pas contre l’histoire, mais contre sa répétition aveugle. Une voix qui cherche à briser le miroir de la fatalité.
Un cri, non pas contre un passé subi, mais contre un avenir qu’on pourrait reproduire sans le vouloir.
Car Pessah n’est pas seulement le souvenir d’une sortie d’Égypte.
C’est une question ouverte, chaque année renouvelée : vers quoi voulons-nous aller ? Et que faisons-nous, aujourd’hui, de cette liberté retrouvée ?
Les récits fondateurs ont ceci de précieux qu’ils ne se contentent pas de nous rassurer. Ils nous dérangent. Ils nous appellent à penser, à choisir, à nous réinventer.
Et pour rester sur Pessah, une note d’espoir avec ce même chant Had Gadya, repris cette fois en hébreu et en arabe par le Rana Choir – מקהלת ראנה / جوقة رانة.
Hag Sameah. Bonne fête à toutes celles et ceux pour qui ces questions résonnent.