Ali et Isaac, les deux gardiens du cimetière de Tétouan

par | Nov 2, 2024 | Maroc

Sous le soleil éclatant de Tétouan, j’ai arpenté les ruelles blanches de la médina jusqu’à la Bab Mkabar, qui mène à la porte du vieux cimetière juif. Mais la porte restait close, et je me trouvais démunie, incapable de franchir ce seuil. Ce lieu, chargé de mémoire, semblait pourtant m’appeler. En restant devant l’entrée, espérant peut-être un miracle, un passant m’a indiqué une petite maison derrière le mur. C’était la demeure d’Ali, l’ancien gardien du cimetière, qui habitait tout près mais qui, depuis peu, n’avait plus le droit d’y entrer. Je me suis dirigée vers sa maison, où je l’ai rencontré.

Ali m’a accueilli avec une inquiétude palpable et une lueur d’espoir dans le regard. Il cherchait désespérément quelqu’un pour l’écouter, mais surtout, quelqu’un qui pourrait l’aider à retrouver son emploi. Cet endroit, il y tenait profondément. Son père, avant lui, avait pris soin du cimetière pendant des décennies, au point d’apprendre l’hébreu pour entretenir les inscriptions sur les pierres tombales. J’ai ressenti que ce cimetière représentait pour lui bien plus qu’un travail quotidien : c’était un héritage, un lien qui aurait dû se transmettre de génération en génération. Avec un sourire, il m’offrit des figues cueillies dans son jardin, tout en me parlant de son amertume. Privé de son accès au cimetière, il avait perdu son rôle de gardien. 

Le lendemain, déterminée à découvrir ce lieu, j’ai réussi à obtenir un rendez-vous avec le nouveau gardien, Isaac. En ouvrant la porte, il me laissa enfin voir ce cimetière immense. Isaac, un homme dans la quarantaine avec de grandes moustaches et une kippa bordeaux, tenait absolument à me faire voir le tombeau du rabbin Isaac Bengualid, figure éminente et ancien rabbin de Tétouan mais je n’étais pas venue pour me recueillir sur la tombe du célèbre rabbin. Je me suis rappelée que pour visiter le cimetière, j’avais dû insister sur mon identité juive, bien que je sois non pratiquante et non croyante, mais profondément attachée à l’histoire et à la culture juives. Le cimetière, avant tout lieu de recueillement, est réservé aux personnes de confession juive. Cela m’a fait réfléchir : cet endroit, pourtant chargé d’histoire, ne devrait pas être limité à une seule communauté. Il est bien plus qu’un simple lieu de prière. C’est aussi un espace de recherche pour les historiens, généalogistes et curieux souhaitant comprendre l’histoire juive du Maroc. L’architecture des tombes, aux influences variées, et l’atmosphère envoûtante du lieu, avec une vue imprenable sur Tétouan, en font un site unique, digne d’intérêt pour tous. 

Sur ses six hectares, ce lieu silencieux s’étendait, porteur d’une histoire millénaire. Certaines tombes datent d’avant 1492, lorsque les Juifs furent expulsés d’Espagne. Ce cimetière, l’un des plus anciens et des plus grands du Maroc, est un témoin de l’histoire séfarade de Tétouan. 

En discutant avec Isaac en espagnol (vestige du protectorat espagnol sur cette région du Maroc) j’ai compris qu’un projet de rénovation venait de démarrer, pour restaurer les tombes, probablement motivé par un nouvel engouement pour ce patrimoine juif marocain. Il m’a aussi expliqué que la guerre à Gaza avait des conséquences sur les visites qui s’étaient raréfiées. Avant de partir, il nous a montré une boîte à dons destinée à l’entretien du cimetière. Nous avons contribué de bon cœur, non sans repenser à Ali, l’ancien gardien qui, avait perdu son moyen de subsistance.

En quittant le cimetière, je n’ai pu m’empêcher de penser à ces deux hommes, si différents et pourtant si liés à ce même lieu. Ali et son père, les anciens gardiens, qui incarnaient cette mémoire vivante, et Isaac, le nouveau gardien, porteur d’un projet de sauvegarde. Leurs histoires croisées furtivement pendant mes deux jours passés sur place donnent un aperçu des complexités de l’histoire du Maroc et des liens entre juifs et musulmans.

Isaac

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