Sharon de Bruxelles

En juin 2015 a eu lieu, le festival How Do You Jew. Il s’agissait d’un festival éclectique sur des thèmes variés. J’y présentais un atelier sur le thème des couples mixtes intitulé mon amour de Goy. Le texte ci-dessous a servi d’introduction au dit atelier.


Dans le récit incarné que je vais vous livrer dans le cadre de cet atelier, je pars de mon point de vue de femme athée ce qui n’est pas un détail dans le cadre de la transmission matriarcale de l’identité juive. J’espère donc que ce que je vais vous dire va vous faire réagir. Mon objectif est de partager ici nos diverses expériences sur des questions peu débattues dans les familles. C’est un sujet très vaste et c’est pour moi ici le lieu d’expérimenter et de comprendre, parmi les questionnements que je vais soulever, quels sont ceux qui font le plus écho en vous.

Quand j’ai pensé à ce thème, j’ai d’abord pensé à ma propre expérience avec le père de mes enfants. J’ai pensé à notre rencontre et à l’accueil que notre union a reçu auprès de nos familles et de nos proches. J’ai pensé à notre parcours, à nos discussions sur la circoncision, sur les choix d’école, sur les fêtes et les rites culturels, ceux que nous avions envie (ou pas) d’inscrire dans notre histoire familiale. J’ai pensé à notre trajectoire familiale singulière composée par nos identités multiples et à son évolution au fil du temps. Toute cette belle réinvention quotidienne qui me fait souvent sentir plus juive que si je n’avais pas à l’expliquer à mon amour de Goy.

Dans ma famille juive, peu de sujets d’ordre identitaire faisaient l’objet d’un questionnement. Mes deux parents sont juifs et la plupart des choses « allaient de soi ». Je n’ai jamais entendu nulle part le moindre débat autour de la pratique ancestrale de la Brith Mila (circoncision) (ni dans ma famille ni ailleurs dans les institutions juives que j’ai fréquentées avant d’avoir des enfants). C’est compréhensible en même temps puisqu’il suffisait de ne pas se marier avec un « goy » ! Or cette pratique est sans aucun doute un grand sujet de débat – parfois une source de conflit – en tout cas une question éminemment sensible dans l’identité juive de diaspora où de nombreux juifs/juives rencontrent l’âme sœur goy.

Parmi ceux de mes amis qui ont rencontré leur moitié « goy », les avis sur ce point sont très divergents et souvent cela nous fait des débats animés. S’il y a bien une question que l’on se pose à la naissance de son premier enfant (du moins si c’est un garçon) et qui cristallise tant d’enjeux et de représentations, c’est la circoncision. Pas un seul de mes amis juifs n’y a échappé sauf bien évidemment ceux qui ont eu des filles. Après les négociations entre les parents, on croit que ça y est, le problème est réglé, mais en fait, viennent s’ajouter les questions et perceptions des enfants. J’ai deux fils, l’un des deux m’a dit un jour qu’il était gêné à la natation de montrer son zizi juif. L’autre m’a dit un jour ceci : « Maman à l’école, il y en a qui ont des zizis Capuchon, moi j’ai un zizi Champignon et papa, il a de la chance, il a un zizi “Transformers” (entendez ici un zizi capuchon capable de se transformer en zizi champignon)». Difficile de ne pas entendre qu’avoir un zizi différent de celui des copains, ben ce n’est pas si simple.

Pour certains ne pas circoncire et donc « ne pas couper », c’est couper son enfant d’une histoire familiale, d’une tradition séculaire, d’un passé, bref de ses racines. C’est un acte biographique, identitaire et de mémoire. La circoncision légitime la judéité de leur enfant aux yeux des « autres » juifs. Pour d’autres, la circoncision est un acte barbare, dépassé, une atteinte inutile au corps voire une mutilation. Cette question n’est pas uniquement l’apanage des couples mixtes, je reviens d’Israël où, à mon grand étonnement, j’ai rencontré des juifs israéliens qui remettent en question la circoncision. Un ami israélien m’a dit “si j’ai la possibilité d’avoir 4 fois plus de plaisir avec un prépuce pourquoi enlever cette possibilité là à mes enfants?“. Cette remise en question s’accompagne souvent d’une référence à des études scientifiques (notamment celles réalisées auprès d’hommes circoncis sur le tard issus de l’immigration russe en Israël) qui auraient démontré que les hommes avec prépuce avaient une sexualité plus épanouie…

Pour d’autres encore, la circoncision est un marqueur corporel synonyme de stigmatisation et de souffrances, une référence à la Shoah. Plutôt que de faire comme leurs ancêtres trop facilement repérés par les nazis, ils choisissent (tant qu’à faire !) d’éviter ce stigmate à leurs enfants. Le souci de ces derniers est que leurs enfants puissent vivre paisiblement en se fondant dans une masse universaliste. Ce sont les partisans (conscients ou inconscients) de l’assimilation. A ce propos, le couple « mixte », représente pour certains la promesse d’une rapide assimilation. Pour d’autres, c’est une voie vers la création d’un monde métissé où l’amour et les valeurs universelles priment sur tout le reste mais où les identités, la mémoire, la filiation tiennent une place importante.

Parlons-en aussi de ces identités multiples à gérer quand on est un couple “mixte”. Comment répondre simplement à cette question que m’a posée un jour un de mes fils: « maman est-ce que je suis juif ou chrétien ». Naturellement, j’aurais tendance moi, en tant qu’athée, à lui dire que du point de vue religieux, il n’est ni l’un ni l’autre puisque nous ne pratiquons aucune des deux religions. Mais les choses ne sont pas si simples et tellement personnelles. Si je leur dis qu’ils sont juifs, alors comment expliquer qu’ils ne soient pas chrétiens ? Et comment rétablir un genre d’« égalité identitaire » ? Pourquoi serais-je la seule à transmettre une identité ? Pas facile.

Comme si ce n’était pas assez compliqué, aujourd’hui après avoir choisi le prénom de son enfant (juif ou pas ?), les discussions peuvent se prolonger autour des noms de famille… En effet, depuis peu en Belgique, il est permis de donner à ses enfants les deux noms de famille, celui du père mais aussi celui de la mère. Pour moi (pour nous), ces questions se sont posées avec les tiraillements propres aux couples mixtes. Très chouette de faire apparaître deux histoires familiales sans qu’une des eux ne soient considérés de fait comme plus importante que l’autre pour moi qui suis aussi féministe. Mais bon mon nom reste un nom à « connotation étrangère » alors que celui du père de mes enfants est typiquement belge. Quand on sait (comme moi par déformation professionnelle ?), à quel point la discrimination à l’embauche est prégnante en Belgique, il y a dans ce contexte (et c’est malheureux) de quoi hésiter à donner volontairement un nom à connotation étrangère à ses enfants. Et puis quelque part, je me dis qu’en leur laissant un seul nom (aussi belge “de souche” qu’il soit), je le fais entrer de facto dans le patrimoine des noms de famille juifs!

Enfin, en préparant cet atelier, j’ai aussi pensé à mes propres parents. Ma mère née au Maroc et ses deux parcours d’immigration, l’un datant de 1949 quand elle a immigré en Israël depuis le Maroc avec ses propres parents et l’autre datant de son arrivée en Belgique début des années 60’ après sa rencontre avec mon père. Après avoir rencontré son ashkénaze de mari, ma mère a utilisé nombre de ses charmes dont son talent culinaire pour se faire accepter auprès de ses beaux-parents ashkénazes qui l’appelait tout de même la « schwartze » au début (ce qui veut dire la noire en yiddish)… Elle a du après avoir prouvé que malgré ses racines judéo-arabes – plutôt branchée couscous, srena (version du tchoulent) ou shakshouka (plat à base de tomates et poivrons typiquement juif marocain) – elle savait mieux faire le gefilte fish (carpe à la juive), le gehakte leber (foie à la juive) et le keeskiekhen (gâteau au fromage) que sa belle-mère juive polonaise.

En repensant à mes parents, tous deux juifs mais l’une issue du Maghreb et l’autre originaire d’Europe de l’Est, je me suis dit qu’entre eux, il y avait vraiment ce qu’on appelle un choc culturel. Quand je mets en perspective mon couple et le leur, c’est le leur qui s’apparente à ce que les sociologues nomment l’hétérogamie. Ce terme pour les sociologues de la famille sert à désigner dans le cadre d’une union, les conjoints qui sont éloignés culturellement ou socialement l’un de l’autre. En gros, entre mon goy de mari et moi, nés tous deux à Bruxelles, tous deux issus de la classe moyenne éduquée, il y a très peu de différences. C’est presque une coquetterie que de se considérer comme un couple mixte. Aux yeux de la sociologie, nous serions considérés comme un banal couple homogame. Voilà donc un concept qui à comme intérêt de remettre les choses en perspectives et qui nous donne l’occasion de relativiser et de questionner le concept même de “mixité”.