Sharon de Bruxelles

Je ne peux vous parler d’Eléonore sans vous parler de Facebook parce que c’est précisément grâce à ce réseau social que je l’ai rencontrée. Et ça prouve, une fois de plus, n’en déplaise aux grincheux, que les réseaux sociaux sont souvent à l’origine de belles rencontres. C’est en 2014, en pleine offensive israélienne sur Gaza, l’œil rivé sur l’espoir que représente la minorité d’activistes de la gauche israélienne, que j’ai découvert Eléonore. Depuis lors, charmée par son franc parler, son humour et ses identités (et talents) multiples, je suis ses « aventures » et celles d’Eitan Bronstein Aparicio , son mari : de Zochrot[1], l’association fondée par Eitan jusqu’à leur nouveau bébé, De-Colonizer[2]. En décembre dernier, alors qu’ils étaient en tournée en France pour présenter leur travail m’est venue l’envie de partager cette découverte avec le plus grand nombre. Il fallait les faire venir à Bruxelles. On y est presque ! Ils viennent en novembre à l’UPJB et je vous invite à ne pas manquer cette rencontre ! En attendant, je vous propose de faire plus ample connaissance avec Eléonore grâce aux extraits de l’entretien qu’elle m’a accordé en juin dernier à Tel-Aviv.

« Ce conflit c’est mon histoire »

Française et anthropologue, Eléonore a dédié une grande partie de sa carrière universitaire à l’étude de la société israélienne contemporaine dont sa thèse réalisée sur la minorité Tcherkesses d’Israël[3]. Fille d’une mère juive et d’un père musulman, ses activités de chercheuse-activiste témoignent d’un attachement à ses identités plurielles : « Chez moi à table le conflit était toujours là, ce conflit c’est mon histoire… Aucun de mes parents n’a renié son identité, mon père continue à fêter l’Aïd. Du côté de ma mère, on ne faisait pas shabbat ou les autres fêtes juives mais on allait aux bar-mitsvots de nos cousins. On n’a jamais été complètement coupés de ces identités culturelles. »

Résidant en Israël depuis maintenant quatre ans, Eléonore n’a pas fait son « alyah »[4] pour autant: « Moi, je n’ai jamais eu de projet d’alyah, je suis venue m’installer ici uniquement parce qu’Eitan est Israélien et qu’il était hors de question pour lui de vivre loin de ses enfants (…) Je ne fais pas mon alyah parce que je considère qu’il est injuste que l’on m’octroie des droits simplement parce que ma mère est juive alors que je suis née en France. Je trouve que c’est une situation d’injustice folle de me donner des droits à moi et pas à des gens qui sont nés ici parce qu’ils sont palestiniens ou parce qu’ils ne sont pas juifs de façon générale. Je suis ici en tant que résidente, je suis mariée à un israélien mais je ne suis pas israélienne. Pour moi ça fait sens de ne pas utiliser des droits qu’on me donnerait. C’est un geste politique. »

Sa vision idéale d’Israël-Palestine : « Un état binational pour tous ses citoyens avec une égalité de droits réelle pour tous, quelle que soit l’origine, la religion, l’ethnie, l’orientation de genre. L’espace géographique idéal dans lequel j’aimerais habiter c’est un endroit où le droit du retour aux réfugiés palestiniens serait un pilier principal. Je pense que l’injustice majeure, c’est que la Nakbah de 1948 est un « growing process », quelque chose qui continue jusqu’à maintenant sous toutes sortes de formes. Une de ses formes les plus extrêmes, c’est l’expulsion de 750.000 Palestiniens qui ne sont encore, jusqu’à aujourd’hui, pas autorisés à revenir sur leur terre d’origine. Et moi, je pense qu’il y a de la place pour tout le monde ici. C’est une question de volonté politique. J‘ai hâte de voir le retour des réfugiés et de fêter ça avec eux ici. »

« Décoloniser nos propres identités »

Eléonore (et Eitan) travaille à la décolonisation de leur propre identité : « Décoloniser une identité sioniste ici c’est aussi apprendre à produire un discours éducatif pour des enfants qui est, parfois, à l’extrême opposé de ce qu’ils apprennent à l’école. C’est une lutte du quotidien de décoloniser nos propres identités… On cherche à décoloniser notre vie ici pour pouvoir penser, dans le futur, à une autre forme de vie. Pour accepter le droit au retour des réfugiés (et une égalité réelle), il faut renoncer à ses privilèges en tant que juif israélien, ça veut dire que tu renonces aussi à cette suprématie d’être sioniste et donc d’être protégé par un gouvernement sioniste. Nous on milite pour montrer qu’il y a d’autres façons d’être juif et d’autres façons d’être israélien en dehors du sionisme »

« On ne naît pas tous activistes »

La prise de conscience politique d’Eitan est emblématique à cet égard, lui qui a grandi dans un kibboutz. Elle donne de l’espoir et du sens au combat mené par ce couple qui déploie une énergie considérable au développement d’outils pédagogiques visant à déconstruire les mythes de l’identité israélienne. Eitan est aussi le fondateur de Zochrot[5], une association qui s’est donné pour objectif de sensibiliser le public israélien à la « Nakbah », la catastrophe vécue en 1948 par les Palestiniens au moment de la création de l’état d’Israël. Quand Eitan a créé Zochrot, le mot Nakba n’existait pas en hébreu, il n’y avait rien là-dessus. Quinze ans après, tout le monde sait plus ou moins ce que ça veut dire: « L’histoire d’Eitan me donne de l’espoir, on ne naît pas tous activistes, ce sont des parcours de vie, ça veut dire qu’on peut changer. La plupart des militants sont des gens qui ont été élevés dans des milieux sionistes plutôt à gauche et qui ne voyaient pas vraiment de contradictions entre être sioniste et être à gauche. C’est venu après en fait ces dilemmes. Parce qu’il y a tout une partie du sionisme qui a des valeurs socialistes, d’égalité. Ce n’est pas un vain mot pour beaucoup de gens. »

Pour atteindre leur objectif – sortir du narratif officiel en mettant la question des réfugiés palestiniens au cœur de la société israélienne – ils ont réalisé une cartographie méticuleuse de la Nakba (Nakba map[6]). Cette carte rédigée en hébreu permet de localiser pas moins de 600 villages palestiniens disparus depuis 1948. Un autre exemple de leur travail est à visionner sur you tube[7]. Il s’agit d’un documentaire de type « micro-trottoir » dans lequel ils montrent l’ignorance ou le déni de l’histoire et du vécu palestinien chez les juifs israéliens en posant une question simple : « à votre avis, c’est quoi la Nakbah ?».

« En 2015, je sais ce qui se fait au nom du sionisme et ça me suffit pour savoir que ça ne me représente pas »

Eléonore se définit comme juive antisioniste: « Etre juive antisioniste, c’est une partie de mon identité. Le sionisme est une théorie politique. Bien qu’il y ait un spectre de positions de la gauche à la droite voire à l’extrême droite, pour moi le sionisme est une forme de racisme. En tant que juive, je ne pense pas que l’on appartient à un quelconque peuple élu. Le judaïsme dans lequel on m’a élevé est justement un judaïsme d’ouverture aux autres où on m’a appris à mesurer les qualités des gens quelles que soient leurs religions, la couleur de leur peau ou leur orientation sexuelle. »

Elle se garde de bien de poser des jugements moraux décontextualisés: « après si je ne suis pas sioniste en 2015, peut-être qu’en 1947-48 après la guerre, si j’avais été une jeune juive survivante, peut-être que j’aurais été sioniste, je serais venue me battre pour un état juif. Je ne sais pas, je ne peux pas juger de ça. Par contre en 2015, je sais ce qui se fait au nom du sionisme et ça me suffit pour savoir que ça ne me représente pas. »

Mais sa position ne l’empêche pas d’être consciente de ce qui se fait aujourd’hui au nom de l’antisionisme et d’accorder de l’importance dans son travail à expliciter la différence entre antisémitisme et antisionisme: « éduquer à la différence entre antisémitisme et antisionisme, c’est pour moi un enjeu politique, rhétorique et humain très fort parce que quand toutes les critiques d’Israël sont cataloguées comme antisémites, ça musèle les gens. Pour moi Dieudonné est un ennemi de la cause palestinienne, il peut se draper des vêtements de l’antisionisme mais nous, on n’est pas dupes. Après, je sais pour avoir enseigné pendant dix ans au collège l’attraction qu’il peut y avoir pour Dieudonné notamment dans les quartiers populaires… »

On l’aura compris, l’activisme d’Eléonore (et d’Eitan) ne leur attire pas que des sympathies. Leur discours dérange et il leur arrive parfois de recevoir des menaces de mort[8].

Mais Eléonore est bien loin de la juive honteuse (self-hating jew), une étiquette que d’aucuns auraient envie de lui coller, elle qui a passé une partie de sa vie à explorer les méandres de son identité juive: « Moi, je ne suis pas du tout ce qu’on appelle une self-hating jew. J’aime bien ma judéité ! C’est justement aussi mon identité de juive – je suis issue d’une famille de résistants, une famille qui a été déportée – qui me donne la force de lutter contre les injustices et les inégalités. Parce que quand on a nous-mêmes subi des discriminations, du racisme ordinaire, je trouve que c’est un devoir moral de se battre contre les injustices et l’injustice première qui est faite ici, c’est celle qui est faite au peuple palestinien. ».

Octobre 2015

[1] Plus d’informations sur le site web de Zochrot : http://www.zochrot.org/en
[2] Plus d’informations sur le site web de De-Colonizer : http://www.de-colonizer.org/
[3] 
Eleonore Merza, « Les Tcherkesses d’Israël : des « Arabes pas arabes » », Bulletin du Centre de recherche français à Jérusalem, 23 | 2012, mis en ligne le 20 janvier 2013. URL : http:// bcrfj.revues.org/6850
[4] Alyah en hébreu signifie littéralement « ascension », montée vers Israël
[5] Zochrot, qui signifie se souvenir en hébreu
[6] Voir la carte détaillée sur le site de De-Colonizer: http://www.de-colonizer.org/#!carte-de-la-nakba/c1yhw
[7] A voir sur You Tube « Mais alors, la Nakba c’est…? »: https://youtu.be/QpMiSt9CPjw
[8] Le courrier de l’Atlas, « Deux militants juifs antisionistes menacés de mort », 1/06/15
http://www.lecourrierdelatlas.com/945901062015Deux-militants-juifs-antisionistes-